Le dialogue occupe une place cruciale dans les jeux de rôle. Cela peut paraître banal, mais c’est une chose qui n’est pourtant pas courante dans l’univers des jeux. En effet, les activités ludiques comme les sports, les jeux de stratégie ou même les jeux dits “de société” ne reposent pas particulièrement sur le langage. Vous pouvez très bien faire une partie d’échecs, de “7 Wonders” ou de Scythe sans jamais prononcer un traître mot.

Dans les jeux de rôle dit “sur table”, au contraire, la grande majorité des interactions ludiques nécessitent que les participants s’expriment oralement.

Si on examine une partie de jeu de rôle “classique” ou “traditionnel”, comme Donjons & Dragons, elle se déroule essentiellement comme la succession répétée des étapes suivantes :

  1. Le maître de jeu décrit l’environnement perçu par les personnages des joueurs
  2. Les joueurs décrivent les actions de leurs personnages
  3. Le maître de jeu décrit les résultats des actions des personnages

La séquence peut être un peu élaborée (source d’inspiration : Pour une grammaire du jeu de rôle) :

  1. Proposition du joueur qui veut réaliser une action
  2. Validation de la proposition
  3. Réaction et proposition du joueur
  4. Refus de validation et contre-proposition du meneur de jeu
  5. Résolution de conflit (selon les règles du système de jeu)
  6. Intégration de la proposition gagnante dans la fiction

Chaque participant modifie constamment la fiction à travers un enchaînement dialectique qui est beaucoup plus complexe qu’il peut paraître au prime abord (comme la structure de cette phrase, d’ailleurs…). Bref, le dialogue est véritablement au cœur du jeu de rôle, et il y remplit plusieurs fonctions.

Dans le cadre du jeu de rôle, le dialogue peut en effet servir à résoudre des problématiques opérationnelles, à faciliter les mécaniques de jeu ou encore à contribuer à la construction collaborative d’un univers imaginaire commun (ce que Gary Alan Fine appelle un shared fantasy).

De la complexité de l’étude des jeux de rôle

Petit rappel en préambule : la compréhension des jeu de rôle repose sur une étude de trois niveaux d’interaction entre les participants :

  1. Le cadre social, qui couvre l’ensemble des aspects non diégétiques, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas lié à la fiction.
  2. Le cadre de jeu, dans lequel les joueurs interagissent selon les règles du système de jeu.
  3. Le cadre de la fiction diégétique, c’est à dire l’univers imaginaire collaboratif et ses différentes composantes, notamment les personnages des joueurs.

Ces sphères d’interaction ne sont pas réellement distinctes, elles s’entremêlent tout au long d’une partie de jeu de rôle. Les dialogues s’inscrivent donc à l’intérieur d’au moins d’un de ces cadres, ce qui complexifie leur interprétation.

La stratification du jeu de rôle est mise en évidence lorsqu’elle fait l’objet d’un débat et constitue une source de conflit dans les pratiques actuelles de la communauté des rôlistes.

Depuis plus de 20 ans, les styles de jeu de rôle et les priorités des praticiens sont souvent une source de désaccord. Le “modèle à trois volets” développé en 1998 réduit la pratique à trois grands styles de jeu.

  • Un style de jeu narrativiste qui valorise la manière dont l’action dans le jeu crée un scénario satisfaisant
  • Un style de jeu ludiste mettant l’accent sur le rôle des défis et des moyens équitables de les résoudre
  • Un style de jeu simulationniste qui valorise avant tout la cohérence interne du monde du jeu diégétique et souligne que les événements dans le jeu ne doivent être influencés que par des considérations relatives au monde du jeu

Il est à noter que les styles de jeu ne définissent pas nécessairement le joueur : il est parfaitement possible de préférer un style dans le contexte d’un jeu en particulier et de modifier sa préférence pour un autre.

Pour une faction de joueurs, un jeu de rôle est principalement organisé de manière à ce que les personnes (réelles) participantes aient des interactions sociales amusantes et divertissantes. Pour d’autres, l’emphase devrait être mise sur la maîtrise du système de jeu basé sur des règles. Pour d’autres encore c’est le cadre du personnage et le monde fantastique du jeu comme la principale priorité.

Il y a donc des styles de jeu et des styles de joueurs (cf typologie des joueurs), avec toute une palette de nuances.

En plus, il existe également des lignes de division importantes au niveau du joueur lui-même!En effet, le personnage du joueur possède un ensemble d’objectifs qui ne doivent pas être confondus avec les objectifs du joueur.

En réalité, évidemment, cette ligne de démarcation n’est pas aussi facile à maintenir.Le joueur et le personnage partagent de fait le même cerveau. Les actions des personnages sont donc nécessairement influencées par les connaissances du joueur, que ce soit les connaissances du monde réel (« je sais comment faire du feu ») ou les informations du système de jeu (« je sais qu’il ne reste que 5 points de vie à mon personnage »).

Les niveaux de dialogue dans le jeu de rôle

Le dialogue entre les joueurs et le maître de jeu implique souvent des négociations sur les informations permettant de faire partie intégrante de la réalité partagée dans le jeu. Le dialogue réel dans une situation de jeu de rôle sur table peut évoluer vers des formes beaucoup plus élaborées.

Outre le fait que plusieurs joueurs discutent de règles (interprétations au niveau du système de jeu), ou adoptent un discours direct ou indirect de la part de leurs personnages, il peut également y avoir des éléments de discours liés à la réalité réelle, en dehors du jeu.

On peut identifier quatre niveaux d’interaction et de dialogue :

  1. Les dialogues “hors-jeu”, dans lesquels les joueurs interagissent en tant qu’amis du monde réel et non en tant que joueurs.
    Exemples : “J’ai vu le dernier Star Wars hier” ou “Passe-moi un morceau de chocolat.”
  2. Les dialogues liés au système de jeu. Une discussion sur un jet de dés n’a pas lieu dans le domaine de la fiction dans lequel se trouvent les personnages. Il s’agit d’une interaction entre les “joueurs réels” qui doivent orienter leurs actions en fonction des faits du système de jeu, représentés par des système de résolution de conflit et les résultats des lancers de dés associés.
    Exemples : “J’ai fait un coup critique!” ou “Fais un jet de discrétion pour passer inaperçu.”
  3. Les dialogues narratifs. La réalité narrative du monde imaginaire est en grande partie construite à ce niveau de communication. Le maître du jeu a beaucoup de pouvoir pour énoncer des descriptions qui prennent immédiatement le statut de faits dans le monde imaginaire. Si le maître de jeu déclare : “Il n’y a pas d’autre issue dans la pièce”, il n’y a de fait aucune autre issue, alors qu’il aurait très bien pu y avoir une porte ou une trappe s’il l’avait déclaré. Le caractère fondamentalement interactif du jeu de rôle permet toutefois à de multiples acteurs de s’exprimer sur le déroulement des événements. Les dés sont lancés, les systèmes de règles sont interprétés et le résultat final de l’événement de jeu de rôle est sujet à négociation. Il est parfaitement possible aux joueurs de protester et de remettre en question le jugement initial du maître de jeu.
  4. Les dialogues joués - Les personnages joueurs et les personnages non joueurs tels que les villageois utiles ou les monstres fantastiques intelligents peuvent interagir à ce niveau de «discours joué» - qui peut aussi souvent être un discours indirect, rapporté. Exemples : “Par la barbe de Moradin, vous ne sortirez pas d’ici vivants!” ou “Le garde de la ville te dit que les rues ne sont pas sûres une fois la nuit tombée.”

Par conséquent, le dialogue des jeux de rôle sur table apparaît comme une forme de discours plutôt riche, étant donné que tous ces différents niveaux de discours se déroulent de manière étroitement imbriquée et que, dans certains cas, un même énoncé peut se dérouler sur plusieurs niveaux à la fois.

La complexité de l’étude des dialogues dans les jeux de rôle vient de la multiplicité des dimensions de l’activité (sociale, ludique, diégétique) et aussi des différentes interprétations, motivations et niveaux d’engagement des participants.

Les incidences de la place des dialogues dans les jeux de rôle

Les aspects linguistiques

Tout le monde peut jouer, mais il faut disposer d’un moyen de communication commun, en l’occurrence une langue commune.Au-delà de la langue elle-même, il me semble important de disposer de registres lexicaux et culturels communs. Concrètement, si vous utilisez un vocabulaire ou des références que les autres ne comprennent pas, il sera difficile de construire un monde imaginaire commun.

Par exemple, si vous dites « ce bâtiment est cyclopéen », certains pourraient comprendre qu’il appartient à des cyclopes, alors que les lecteurs de Lovecraft assumeront immédiatement que vous voulez dire que ce bâtiment est gigantesque.

Pour avoir joué au Québec et en France, je peux vous dire à quel point les mots et les références sont importants pour faire du jeu de rôle sans passer son temps à préciser sa pensée. Et je ne parle même pas des problématiques liées aux systèmes métrique et impérial…

Les aspects dialectiques

Dans Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes, le héros fait la grave erreur de se taire alors qu’il aurait dû parler. Au château du Roi Pêcheur, il a l’occasion de voir le Graal, mais il reste muet, pensant qu’il serait impoli s’il se montrait trop curieux.

Ne faites pas comme le naïf chevalier gallois : posez les questions qu’il faut sans attendre!Comme nous l’avons vu, le jeu de rôle repose sur une dynamique question/réponse. Les questions posées ont une importance capitale, que ce soit du côté du maître de jeu ou des joueurs. La traditionnelle question « Que faites-vous? » peut aussi être « Êtes-vous sûrs que vous voulez faire ceci? » Cela change pas mal l’interprétation que les joueurs peuvent faire de la situation.

En tant que joueur, il me semble crucial de poser les « bonnes questions », celles qui font avancer l’intrigue, l’action, bref, la fiction. Poser une question ne doit pas être un piège pour l’autre, mais l’occasion de préciser ce qu’il veut dire ou ce qu’il ressent.

Les aspects conviviaux

Si le jeu de rôle est avant tout dialogue, la question de la répartition du temps de parole me semble survenir naturellement. Pour participer à l’histoire, pour y contribuer efficacement, il faut être en mesure de pouvoir prendre sa place. Bien sûr, des participants sont tout à fait à l’aise avec le fait de ne pas s’exprimer, ou peu. Mais si l’oralité est la source de création fictionnelle principale, le groupe doit veiller à ce que chacun puisse s’exprimer sinon équitablement, du moins de manière à ce qu’il se sente à l’aise.

Personnellement, j’adore parler et je peux prendre beaucoup de place. En tant que maître de jeu, si j’apprécie beaucoup faire le metteur en scène et l’acteur, mes moments préférés sont ceux où je reste silencieux, à écouter les joueurs vivres les situations que j’ai mises en place.

Bibliographie

  • Fine, Gary Alan. 1983. Shared Fantasy: Role-Playing Games as Social Worlds. Chicago: University of Chicago Press.Huizinga, Johan. 1955.
  • Homo Ludens: A Study of the Play-Element in Culture. Orig. Homo Ludens: Proeve eener bepaling van het spel-element der cultuur, 1938. Boston: Beacon Press.
  • Kim, John H. 1998. “The Threefold Model FAQ.” Darkshire.net.http://www.darkshire.net/~jhkim/rpg/theory/threefold/faq_v1.html.
  • Mäyrä, Frans. (2017). Dialogue and interaction in role-playing games: Playful communication as Ludic culture. 271-290. 10.1075/ds.28.14may.