Dans un jeu de rôle, trois éléments sont généralement présents : un univers imaginaire, une forme structurée d’autorité et des participants interprétant des personnages (on parle souvent d’incarnation de personnage, mais c’est une mauvaise utilisation du mot, car les participants ne sont pas une représentation de leur personnage).

Les livres de jeux de rôle définissent généralement assez clairement 3 règles : la règle du monde, la règle de l’autorité et la règle du personnage.

Ces trois règles peuvent être formulées de la manière suivante :

  1. Le jeu de rôle est un processus interactif qui définit et redéfinit l’état, les propriétés et les contenus d’un monde imaginaire.
  2. L’autorité de définir un univers de jeu appartient aux participants, qui reconnaissent cette autorité et sa possible hiérarchie.
  3. Les participants définissent l’univers de jeu à travers des constructions de personnages, conformes aux contenus du monde imaginaire établi. On considérera que les participants incarnent des personnages, pour distinguer le jeu de rôles d’autres formes de jeux narratifs collaboratifs.

Ces 3 règles forment une bonne base de définition du jeu de rôle. On y peut ajouter 4 règles optionnelles (qui ne sont pas des

  1. La prise des décisions d’un personnage est entre les mains d’un joueur
  2. L’autorité décisive qui n’est pas restreinte à un personnage est souvent donnée à un participant qui prend le rôle de maître de jeu (dans un sens large)
  3. Le processus de résolution est gouverné par un système de règles
  4. La connaissance de ce qui se déroule dans l’univers imaginaire est répartie par la structure d’autorité du jeu

Il y a un nombre infini de manières de répartir l’autorité dans un jeu de rôle. Cela peut aller de l’omnipotent et tyrannique maître de jeu à un système collectif dépourvu de véritable figure d’autorité. La répartition peut même changer en cours de partie, par exemple un joueur peut devenir maître de jeu.

Cette option est même proposée dans la 5ème édition de Donjons & Dragons, comme quoi ce ne sont pas juste les jeux bizarres ou indépendants qui proposent des schémas d’autorité partagée!

Une forme d’autorité semble nécessaire pour différencier le jeu de rôle en tant qu’activité ludique du jeu de rôle comme forme d’expression libre, telle qu’elle est utilisée notamment par les enfants.

Dans un jeu de rôle sur table qualifié, à défaut de meilleur terme, de « traditionnel » ou de « classique », la forme d’autorité la plus importante est le maître de jeu. L’autorité peut cependant prendre des formes très variées, et il n’y a généralement pas une source unique d’autorité.

Il faut également prendre en considération le fait que les règles du jeu mettent en place la structure d’autorité, mais pas de manière exclusive.

En effet, le jeu de rôle n’est pas qu’un système ludique. C’est aussi (surtout?) un processus ou un phénomène social. Ce sont deux dimensions complémentaires qui permettent d’appréhender avec plus de justesse le jeu de rôle.

Ce n’est évidemment pas propre au jeu de rôle. Au poker, un joueur dispose d’un nombre d’options définies par le système (miser, ajouter des cartes, se coucher). Par contre, en tant que processus social, le nombre d’options est immense (bluff, intimidation, etc.). Les joueurs peuvent s’influencer de multiples façons.

Si vous étudiez le poker uniquement du point de vue du système de jeu, vous ne pouvez pas vraiment comprendre l’essence du jeu. C’est la même chose pour le jeu de rôle : cette activité ne peut pas être véritablement comprise qu’à travers le prisme du système de jeu.

En fait, n’importe quel système de jeu pourrait servir de base à un processus de jeu de rôle, du moment que les joueurs sont d’accord. On pourrait dire aussi qu’aucun système de jeu de jeu n’est vraiment requis.

Est-ce que faire du jeu de rôle c’est jouer à un jeu? (long silence…) C’est parce qu’il est difficile de répondre à cette question que les études sur les jeux de rôle se concentrent souvent sur les systèmes de jeu, ou plus précisément les systèmes de règles.

La diversité des pratiques (chaque table possède ses règles “maison”) rend la tâche particulièrement ardue. Pour se sortir de cette impasse, on pourrait se dire que ce n’est pas l’activité mais le résultat de cette activité qu’il faut étudier. C’est-à-dire que le jeu de rôle pourrait être défini comme étant ce qui est créé par les participants dans un cadre fictionnel établi.

Mais le contenu fictionnel créée par les participants n’est pas le jeu de rôle, c’est juste de la fiction. Le jeu est ailleurs.

Si on veut étudier le jeu de rôle en tant que jeu, une définition ludologique est nécessaire. Une définition qui permettrait d’établir les similitudes et les caractéristiques des différentes formes de jeux de rôle.

Il faut donc se concentrer sur le jeu tel qu’il est joué, et non pas comme il est écrit dans les livres de jeu. Ce ne sont pas les règles explicites qui font le jeu de rôle, mais les règles implicites, cachées, invisibles.

Cet article a d’ailleurs été fortement inspiré par “The Invisible Rules of Role-Playing The Social Framework of Role-Playing Process” écrit par Markus Montola en 2008.

Le jeu de rôle suit un certain nombre de règles implicites et sociales, qui en font à la fois une forme d’expression et un jeu informel.

Ces règles ne sont pas expliquées en tant que règles dans les jeux publiés, mais ces informations implicites ont été amenées par les sections abordant ce qu’est l’interprétation d’un rôle ou comment le jeu d’un rôle devrait être opéré. Ces informations sont étonnement très pauvres. Dans le manuel des joueurs de la 5ème édition de D&D par exemple, il n’y a guère que quelques pages qui donnent des conseils sur l’interprétation d’un personnage. Alors que le livre fait plus de 300 pages! Dans de nombreux livres, il est impossible de bien comprendre le jeu de rôle, car trop d’éléments sont flous, laissés à l’interprétation.

Partons à la recherche des règles invisibles du jeu de rôle, en commençant par la question suivante : « Quels sont les objectifs d’un jeu de rôle? »

L’essentiel est invisible pour les yeux.

On ne voit bien qu’avec le coeur.
L’essentiel est invisible pour les yeux.

Antoine de Saint-Exupéry / Le Petit prince

Les objectifs du jeu de rôle

Le jeu de rôle n’a pas de but intrinsèque. Les règles procurent une structure pour l’activité, mais, à de rares exceptions près, il n’y a pas de condition de fin ou d’objectif.

On peut alors y trouver des objectifs exogènes, comme “Je veux m’amuser avec mes amis” ou “Je veux découvrir le système politique de la Renaissance italienne.” Et bien sûr, il y a les objectifs diégétiques, c’est-à-dire liés au cadre narratif, comme “Je veux être le magicien le plus puissant.

Si beaucoup de jeux de rôle offre la possibilité aux personnages de gagner en puissance, il reste que personne ne peut vraiment gagner ou perdre en jeu de rôle.

En obtenant assez de points d’expérience, je deviens le plus grand magicien du monde. C’est un objectif endogène dérivé de l’objectif exogène du joueur.

La contradiction des différents objectifs est un des éléments gratifiants du jeu de rôles. De la même manière que nous aimons voir des héros de roman ou de film vivent des aventures tragiques, un rôliste aime créer sa propre tragédie.

Les buts intrinsèques tels que définis par le système du jeu n’ont d’importance que si les joueurs les considèrent comme des objectifs narratifs.

Il est ainsi possible de joueur à Donjons & Dragons sans que les personnages ne gagnent de points d’expérience et donc de niveau, si tous les participants sont d’accord avec ce principe.

Les objectifs endogènes rendus explicites par le système écrit (la base) ne deviennent des éléments pertinents du processus de jeu que si les joueurs les interprètent comme étant des objectifs diégétiques.

Les jeux de rôle traditionnels laissent les buts endogènes indéfinis ou flous, et des groupes de joueurs les délaissent complètement.

Certains jeux de rôle, plutôt rares, ont des objectifs intrinsèques, comme My Life with Master (Czege, 2003).

Les objectifs exogènes ne se limitent pas au divertissement. Il est faux de penser que la seule raison de faire du jeu de rôle est d’avoir du plaisir. Les gratifications du jeu de rôle sont nombreuses : divertissement, apprentissage, donner du sens, appréciation esthétique, bénéfices sociaux et physiques.

Le concept élusif de monde imaginaire

Le jeu de rôle implique la création d’un monde imaginaire, qui peut être envisagé de manière personnelle ou collective.

Le concept de monde imaginaire réfère à ce qui est appelé l’espace imaginaire partagé. Ce seraient les croisements des espaces imaginaires individuels qui permettraient la création de cet espace imaginaire partagé. Le problème c’est que e concept d’espace imaginaire partagé contient un oxymore, car ce qui est imaginaire ne peut pas vraiment être partagé.

En effet, si les perceptions du monde de jeu des participants sont construites à travers des interactions interpersonnelles, chaque joueur a nécessairement une conception du monde différente des autres joueurs. Non seulement son interprétation du monde lui est propre, mais chaque joueur complète sa perception du monde par des émotions et des idées très personnelles qui ne sont jamais exprimées (et donc jamais partagées).

Les éléments personnels combinés à une lecture subjective du monde constituent une fiction subjective pour le participant, une fiction subjective qui est le résultat du processus de jeu.

Aucun participant du processus ne peut jamais comprendre le monde intégralement, car il est en partie inaccessible, certains éléments étant construits par d’autres participants et jamais exprimés.

Le processus interactif d’arbitrage qui produit du contenu narratif (de la fiction donc) et le monde imaginaire est généralement le fruit de négociations et de coopération plutôt que de compétition ou de conflit.

L’arbitrage est souvent implicite, mais une négociation explicite peut s’avérer nécessaire dans certains cas pour réconcilier des points de vue narratifs divergents.

De manière contre-intuitive, la nature à la fois arbitraire et imaginaire du monde de jeu est la force qui guide les joueurs à coopérer dans la construction narrative (diégétique).

Bien que des conflits soient souvent simulés dans le cadre du jeu, ils proviennent du cadre diégétique. Le maître de jeu et les mécaniques de jeu sont les deux méthodes principales créées spécifiquement pour éviter les conflits formels et les maintenir dans un cadre ludique.

De manière générale, un conflit émerge dans le monde de jeu, s’incarne dans le cadre du jeu lui-même et occasionnellement même dans le cadre social.

Cela arrive lorsque les joueurs doivent utiliser des mécaniques pour résoudre un conflit entre personnages et que les joueurs argumentent sur les règles sans trouver de consensus.

En tant que système de communication, la construction du monde imaginaire est un cycle de trois activités :

  1. Interprétation des apports à la fiction
  2. Modification de la fiction
  3. Communication des changements aux participants

Ces activités construisent le cycle continu de réinterprétation itérative du monde imaginaire. Pour faire vivre ce cycle d’interprétation, les joueurs doivent être capables de comprendre le monde qu’ils définissent et redéfinissent. Ils doivent comprendre les lois diégétiques de la nature et l’état du monde diégétique afin de préserver la logique du monde du jeu et de construire son avenir en fonction de ses propriétés, de son état et de son histoire. Le monde n’a pas besoin d’être « réaliste » mais avant tout « cohérent ».

Dans les jeux de rôle, les joueurs doivent constamment composer avec une représentation incomplète du monde imaginaire. Dans la première phase de la boucle d’interprétation, les joueurs émettent des hypothèses sur le monde, extrapolant et interpolant leur vision de la fiction à travers les dialogues.