Partons du principe que le jeu de rôle est une activité ludique dans laquelle les participants interprètent un ou plusieurs personnages évoluant dans un monde imaginaire partagé. C’est vague, c’est flou, mais je crois que c’est relativement consensuel (parce qu’essayer de définir, allez savoir pourquoi, cela déclenche des tempêtes dans tous les bénitiers ludiques…).

Participer à un jeu de rôle, c’est jouer un rôle. En fait c’est jouer à jouer un rôle. Oui, c’est un problème linguistique : la langue française ne fait pas de distinction entre le jeu en tant qu’activité et le jeu en tant qu’interprétation. En anglais, « game » se distingue de « play », donc nous pouvons avoir l’expression « role-playing game ». En français, c’est mort. On se retrouve avec le « jeu de rôle » parce que « jeu de jeu de rôle », c’est un peu moins accrocheur.

Bref, tout ça pour dire que dans un jeu de rôle, vous jouez un rôle. Vous interprétez un personnage. Il n’est pas nécessairement très différent de vous. Il est en effet tout à fait possible de se jouer soi-même, mais le personnage étant nécessairement altéré par le système de jeu, ce n’est pas vraiment soi que vous jouez (ou vous que vous soyez, je ne sais plus).

Le jeu de rôle serait donc cette activité ludique dans laquelle on devient « autre ».

Ah, mais interpréter un rôle, nous faisons cela tout le temps. Un professeur qui entre dans sa salle de classe n’a pas la même attitude que s’il entre dans une boulangerie. Sa démarche, son ton de voix, son allure de manière générale vont s’adapter à son environnement et à son rôle. La réaction des autres à son égard sera différente aussi. Les élèves vont le voir en tant que professeur et agir en conséquence. Le boulanger va le voir en tant que client, potentiel ou régulier. Et chacun jouera son rôle : le cancre, le chouchou, l’élève timide, etc.

Nous passons notre vie à jouer des rôles différents. À tel point qu’il est difficile de savoir qui nous sommes réellement, puisque notre identité est constituée d’une mosaïque de rôles variés.

C’est d’ailleurs selon moi une des grandes absurdités réseaux sociaux numériques comme Faceboo. Avoir une identité numérique qui englobe à la fois nos amis, nos loisirs, notre travail, c’est contraire à la manière dont nous fonctionnons en tant qu’êtres humains!

Le jeu de rôle est-il alors la manière ludique de jouer à la vie? Cela voudrait dire que le jeu de rôle serait exclusif dans sa capacité à nous permettre de jouer un rôle. Ce n’est évidemment pas aussi simple, car le jeu (l’activité ludique) implique que vous jouez (un rôle)!

Pourtant, ceux qui jouent aux jeux de rôle sont en mesure d’identifier ce qu’ils considèrent comme étant du jeu de rôle, par distinction avec d’autres formes d’activités ludiques. Les débats peuvent être intenses quant aux frontières du jeu de rôle, mais nous sommes tout de même en mesure de percevoir la spécificité de cette activité, au moins intuitivement.

C’est parce que nous sommes habitués en tant qu’êtres humains à évoluer dans des constructions imaginaires complexes qui influencent nos vies sans que nous soyons pourtant en mesure de bien les comprendre.

Peu de personnes ont lu la constitution, les règlements qui régissent la vie politique de leur pays, et pourtant ces règlements ont des effets réels très importants sur nos vies. Nous sommes habitués, tous les jours, à établir, modifier et suivre des contrats sociaux tacites et implicites.

Nous abordons les relations hiérarchiques et nos systèmes politiques comme s’ils étaient réels, mais ils sont avant tout des constructions de l’esprit. Les entreprises, personnes morales, sont aussi des pures constructions de l’esprit.

Il n’a pas fallu les jeux vidéo, le jeu de rôle ou même la littérature pour nous plonger des univers imaginaires. En fait, nous interagissons de manière quotidienne avec des constructions imaginaires. Les religions sont des constructions imaginaires. La monnaie également : elle n’a de valeur que parce que nous croyons en elle. Le jeu de rôle n’est donc pas une activité étrange ou exotique. Jouer un rôle est une activité banale. Évoluer dans des constructions imaginaires est notre lot quotidien.

Par conséquent, faire du jeu de rôle en conscience, c’est-à-dire pas seulement comme activité ludique mais en réfléchissant sur ce qu’est cette activité ludique, c’est l’occasion de réfléchir sur notre relation au monde, notre relation aux autres.

S’interroger sur le jeu de rôle, c’est s’interroger sur le sens que nous donnons à la vie.