Un dragon rouge, c’est pas juste

_- Maître de jeu : Un dragon rouge surgit de la caverne, déployant ses grandes ailes membraneuses. Une fumée noirâtre s’échappe de ses naseaux et de sa gueule entrouverte qui révèle des rangées de crocs acérés. Ses yeux jaune vif et cruels sont braqués sur vous alors qu’il avance, son immense corps reptilien projetant une ombre terrible sur votre groupe.

  • Joueurs (en choeur) : Un dragon rouge? Ça va pas non??? On est juste niveau 3! On va tous mourir! C’est pas juste.
  • Maître de jeu (soupir) : La vie n’est pas juste._

La plupart des jeux de rôle utilisent un principe de niveau de difficulté, afin de permettre aux joueurs de résoudre les conflits et de surmonter les obstacles auxquels sont confrontés leurs personnages. Un seuil à atteindre sur un jet de dés, un nombre de succès, la dépense de certaines ressources, autant de mécaniques différentes, qui laissent plus ou moins de place au hasard ou à l’interprétation, mais qui ont toutes en commun les principes de gradation et de gestion de la difficulté. En d’autres termes, un joueur entreprend une action plus ou moins difficile et la réussit plus ou moins bien.

Cette notion de difficulté est associée à la capacité des personnages à faire face à l’adversité. Un duelliste hors pair n’aura aucun mal à défaire un groupe de malandrins peu entrainés au combat, un expert des langues anciennes pourra facilement déchiffrer un vieux grimoire écrit en latin.

Il peut donc paraître logique pour le maître de jeu d’établir la difficulté des obstacles en fonction des capacités des personnages, ou plus précisément du groupe de personnages.

On retrouve particulièrement ce principe dans Donjons & Dragons, et plus généralement dans les jeux qui utilisent des niveaux d’expérience. Un groupe d’aventuriers niveau 3 ne devrait donc pas faire face à un dragon rouge niveau 15. Le dragon est en effet mécaniquement insurmontable pour les personnages, ils ne peuvent pas le vaincre. Il ne serait donc pas fair-play de la part du maître de jeu d’imposer une telle confrontation (à moins qu’il ressente le besoin de mettre un terme abrupte à la partie…).

Pris au pied de la lettre, cet équilibrage de la difficulté est absurde, car il repose sur une notion chère aux philosophes mais dont les fabricateurs d’histoire font peu de cas : la justice.

Un déséquilibre dans les forces

Les conflits - qu’ils s’agissent de combats, d’énigmes, de pièges, peu importe - n’ont pas à être justes. Contrairement à un jeu de société ou de réflexion (comme les échecs), dans un jeu de rôle, il n’est pas question d’avoir un équilibre entre les forces en présence.

Darth Vader

Tout d’abord, parce que le hasard joue un rôle. Certes, il est possible que la présence du hasard ne soit pas intrinsèque ou jeu, c’est-à-dire qu’il n’existe pas dans le système de règles, mais dans un sens plus large il est forcément présent : un participant peut très bien ne pas être présent à 100% de ses capacités imaginato-cognitives, du fait d’un rhume, d’une mauvaise nuit ou d’autres problématiques profanes hors-jeu. Les aléas de la vie sont autant d’éléments de hasard qui influencent le jeu.

Ensuite, les décisions des joueurs influencent nécessairement la résolution du conflit. Si vous, maître de jeu, ne prenez pas en compte ces décisions dans la gestion de la difficulté, à quoi bon jouer? Le jeu se transformerait rapidement en une succession de roche-papier-ciseaux.

Enfin, l’histoire, même s’il est se déroule dans un monde imaginaire, se doit d’être réaliste et cohérente. S’il existe un dragon rouge, pourquoi ne pourrait-il pas être rencontré par les aventuriers avant qu’ils soient du niveau approprié pour le battre? Pourquoi devraient-ils même le combattre d’ailleurs? Vous pourriez en effet très bien faire intervenir le dragon rouge à des fins narratives. Il pourrait réduire un village en cendres sous le regard impuissant des héros. Un tel événement serait une leçon claire pour les joueurs : ce dragon est puissant et vous n’êtes pas (encore) de taille à l’affronter.

Le donneur de leçons

Car voilà le véritable enjeu des conflits dans le jeu de rôle : vous, le maître de jeu, utilisez les conflits pour enseigner quelque chose aux joueurs ou à leurs personnages.

Je fais la distinction ici entre joueurs et personnages, car les enseignements s’entrecroisent mais sont souvent très différents. Pour le personnage, il s’agit d’apprendre quelque chose qui va le faire évoluer - en termes de points d’expérience, mais encore plus du point de vue de l’interprétation.

Pour le joueur, il s’agit d’obtenir de l’expérience également, mais sur le jeu lui-même. Possiblement aussi sur le fait de mieux connaître ses compagnons d’aventures, et on pourrait même dire plus généralement sur la nature humaine et le sens de la vie, mais bon, ne poussons pas le bouchon trop loin. Je m’égare.

Le niveau de difficulté des obstacles à surmonter dépend de vous, le maître de jeu. Il dépend donc de ce que vous voulez fournir comme enseignement aux joueurs et aux personnages.

Un combat facile est l’occasion de valoriser vos chers joueurs, de leur montrer que leurs personnages sont puissants. Il peut être aussi une occasion de montrer que leurs adversaires ont des faiblesses, qu’ils sont mal coordonnés, ou qu’ils ont tout simplement pas ou plus les ressources nécessaires pour faire face à de valeureux aventuriers. Cela peut évidemment aussi être un piège : si le combat est facile, c’est que l’ennemi est ailleurs, qu’il n’a pas encore été démasqué et qu’il prépare de sombres machinations dans l’ombre.

Un combat difficile est un test pour les capacités de vos joueurs, que ce soit pour mettre à l’épreuve leur habileté à se coordonner ou à utiliser correctement leurs ressources. Cela peut également être un test de motivation - jusqu’où sont-ils prêts à aller pour vaincre? Sont-ils assez déterminés pour risquer de mourir pour la quête qu’ils ont entreprise?

Éduquons, éduquons

Comme les enfants, les joueurs doivent apprendre à interagir avec le monde pour lequel vous êtes le principal conduit d’interaction. Si les livres de jeu vous fournissent de l’information sur le monde (plus ou moins) imaginaire dans lequel se situe l’action, il reste forcément d’énormes zones grises que vous devez remplir. Ce sont vos interprétations et vos préférences qui façonneront la glaise “officielle”.

Les joueurs, en interagissant avec ce monde, vont découvrir ce qui est un comportement “acceptable" ou non. Les crimes sont-ils punis? Qu’est-ce qu’un crime? Quelles sont les punitions? À vous de donner les impulsions nécessaires pour que les joueurs puissent comprendre le cadre narratif. Globalement, dans ses grandes lignes, ce cadre devrait être défini lors de la partie d’introduction (la fameuse “session zéro”). En cours de partie, il s’agit de préciser les détails et de rappeler à l’ordre.

Car, plongés dans l’imaginaire, les joueurs vont commencer par avancer à tâtons. Les joueurs ne sauront pas ce qui est acceptable et ce qui est inacceptable avant que vous le leur enseignez. Alors, soyons clairs : attendez-vous à ce que vos joueurs choisissent généralement le chemin de la sécurité et de la facilité. Si le héros prend des risques, le joueur, lui, les évite. En conséquence, vous devez être conscient de ce que vous présentez comme sûr et facile. Si lors d’une embuscade de gobelins, vous décrivez ces créatures comme des grotesques avortons, pleutres et mal coordonnés, les joueurs vont comprendre que cela sera un combat relativement facile. À l’inverse, si vous les décrivez comme des adversaires féroces, sanguinaires, vicieux, nos héros risquent de vouloir éviter le combat, même si en termes de “difficulté” ils ont toutes les chances de l’emporter.

Typiquement, le monde d’un jeu de rôle est plein de conflits, de mensonges et de trahisons. Si on se place dans une vision manichéenne, disons que le Mal est très présent et qu’il gagne souvent. Ou du moins, qu’il gagne du terrain. C’est le principe de la plupart des aventures de Donjons & Dragons : un être maléfique qui est train de détruire/corrompre/envahir un endroit paisible.

Attention, si le Mal est trop présent, trop fort, les joueurs apprennent alors que leurs personnages devraient devenir paranoïaques, endurcir leur cœur et limiter les prises de risques. Ils risquent de ne pas vraiment se comporter en héros.

La trahison d’un allié et l’occasion d’apprendre qu’il ne faut pas faire trop confiance aux autres. Si les personnages se font trahir continuellement, par contre, les joueurs ne feront plus confiance à personne, ce qui peut limiter les possibilités narratives. Cela peut être intéressant dans une ambiance à la “Walking Dead”, mais si votre campagne repose sur les interactions avec les personnages secondaires, vous allez vous retrouver dans une impasse.

Lorsqu’un joueur se lance dans une action particulièrement audacieuse, votre manière de gérer cette audace va avoir un impact important : est-ce que vous appliquez scrupuleusement les règles et le hasard des dés, ou est-ce que vous vous montrez indulgent? Dans le premier cas, les joueurs apprendront rapidement que l’audace ne paie pas et ils feront preuve de beaucoup de prudence. Dans le second, ils seront encouragés à prendre des risques.

Certains genres ont tendance à renforcer certaines leçons. Les jeux cyberpunk ont tendance à encourager la cupidité et l’égoïsme. Les jeux d’horreur ont tendance à encourager la paranoïa.

Soyez particulièrement prudent sur votre enseignement au début d’une campagne, ou lors de l’ajout de nouveaux joueurs à une campagne existante. Lors de leurs premiers contacts avec “votre” univers, les joueurs sont impatients d’apprendre, de comprendre. Ils ont une idée vague du type d’ambiance que vous comptez installer et ils vont donc vous tester afin d’infirmer ou de confirmer ce qu’ils perçoivent comme étant “les choses à faire". Ces premières leçons seront particulièrement marquantes, alors considérez-les avec soin.

Il y a évidemment des joueurs qui sont plus ou moins réceptifs à certaines leçons selon leur personnalité ou ce qu’ils recherchent dans le jeu de rôle. D’où l’importance de bien connaître vos joueurs (cf. Typologie des joueurs de jeux de rôle)

Si un joueur apprécie la bagarre, rien ne sert d’essayer de lui apprendre que la violence est toujours le mauvais choix. Il risque d’être continuellement frustré et abandonnera sans doute votre table en maugréant.

La mort plutôt que la défaite

Évitez les situations dans lesquelles les joueurs doivent choisir entre l’échec et la mort de leurs personnages. Après tout, les joueurs, qui incarnent des héros, n’abandonnent jamais, même face à la mort. Nous avons trop pris l’habitude de voir les héros de romans ou de films réussir à vaincre malgré des obstacles qui semblent insurmontables. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui fait qu’un héros se distingue des simples mortels?

La fuite n’est donc que rarement considérée comme une option. La reddition, encore moins. Acculés au pied du mur, encerclés par des forces numériquement supérieures, les joueurs ne se rendront pas. Le joueur est généralement craintif avant d’être confronté au danger, mais une fois sur le champ de bataille, il peut devenir étrangement suicidaire.

Faites donc bien attention à ces moments dans lesquels vous assumez que les joueurs devraient fuir ou qu’ils devraient se rendre. Ils ne le feront probablement pas, à moins que vous leur ayez préalablement appris. Même s’ils pensent que ce n’est pas juste, ne vous attendez pas à ce qu’ils fuient devant le dragon rouge.