Les points d’héroïsme forment une mécanique générique qui permet aux joueurs de dépenser une quantité limitée et abstraite de points de manière à obtenir un avantage sur le jeu.

Ces points servent généralement à faciliter la résolution d’une action ou d’un conflit, ou à manipuler la trame narrative.

Leur utilisation est très variée, mais ce sont tous à ma connaissance des ressources méta, c’est à dire des ressources dont le personnage n’est pas vraiment conscient. Je vais ici surtout me concentrer sur les ressources qui affectent les mécaniques de résolution et/ou la trame narrative.

Un peu d’histoire

L’un des premiers jeux à utiliser cette mécanique est Top Secret (1980). Une règle optionnelle permet en effet de dépenser un point de Renommée (“Fame”) ou de Chance (“Fortune”) pour éviter une blessure fatale ou de tomber inconscient. Le nombre de points de Chance qu’un personnage possède est secrètement déterminé par le maître de jeu au début de la campagne (en roulant 1d10). Les points de Renommée dépendent de l’expérience du personnage. Ces points se limitent à la gestion des blessures, ils ne permettent pas de faire autre chose.

Top Secret RPG

C’est un autre jeu d’agents secrets, le fameux James Bond 007 (1983) qui va introduire les points d’héroïsme et les utiliser de manière déterminante. Ces points peuvent en effet être utilisés pour transformer un échec en succès. Techniquement les points d’héroïsme permettent également de modifier l’environnement, mais les règles ne sont pas très claires sur ce point.

Le jeu de rôle Marvel Superheroes (1984) utilise les points de Karma comme mécanique centrale. Forcément, le jeu DC Heroes (1985) fait de même avec les points d’Héroïsme. Ici le concept est poussé un peu plus diversifié, car les “Hero points” permettent d’acheter de l’équipement et des pouvoirs.

La version 1987 de Star Wars le jeu de rôle implique l’utilisation de points de personnage et de points de Force. Ces derniers permettent d’accomplir des exploits, et sont récupérés à la fin de l’aventure s’ils ont été utilisés de manière héroïque, voire même le personnage peut en obtenir un de plus s’il a agi de manière dramatiquement approprié. Les points de personnage sont quant à eux des points d’expérience, mais ils peuvent être aussi utilisés pour augmenter les chances de succès d’une action.

Shadowrun (1989) utilise une réserve unique de points de Karma, qui sont utilisés pour la magie, l’expérience et la modification des jets de dés.

Vampire la Mascarade (1991) met l’accent sur les points de Volonté, qui permettent d’obtenir 1 succès automatique sur une action, surmonter un effet comme la peur ou la folie, ou enfin ignorer les effets négatifs des blessures pour un tour de jeu.

À partir des années 90, les points d’héroïsme prennent une tournure davantage narrative avec des jeux comme FUDGE (1992). La tendance se maintient ensuite avec Buffy (2002), FATE (2003), ou encore plus récemment Septième Mer 2ème édition (2016).

Buffy RPG

Les points d’Inspiration de la 5ème édition de D&D montrent à quel point cette mécanique est devenue une pratique courante. D’ailleurs, dans la 5ème édition, il y les points d’Inspiration, mais il est aussi fait mention en option des points d’héroïsme (“hero points”) et des points narratifs (“plot points”).

À quoi servent-ils les points d’héroïsme?

Les points d’héroïsme sont généralement utilisés dans le but de diminuer la part de hasard, d’éviter des situations dans lesquelles les personnages subiraient des conséquences trop lourdes par simple malchance.

Ces points jouent alors un rôle d’équilibrage.

Ils peuvent aussi avoir un rôle compensatoire, en étant utilisé pour réaliser quelque chose qui n’est pas explicitement dans les règles.

Par exemple un de mes joueurs avait confondu le sort “conjuration d’élémentaire mineur” et le sort niveau 5 “conjuration d’élémentaire” - il a de son propre chef proposé de sacrifier un point d’héroïsme comme payer le prix de sa confusion.

Les points d’héroïsme peuvent servir à faire un coup d’éclat - dans Star Wars, ou encore dans 7ème mer. Dans ces cas, ils permettent au joueur de “briser” les mécaniques de résolution habituelles : obtenir un bonus significatif ou une réussite automatique, permettre d’utiliser une compétence plutôt qu’une autre, survivre à une blessure mortelle, etc. La possibilité de réaliser des coups d’éclat donne l’occasion à chaque personnage d’avoir son moment de gloire autour de la table. Les points d’héroïsme peuvent ainsi être vus comme un moyen d’équilibrer l’influence de chacun des personnages, et donc des joueurs.

Évidemment, une fois qu’il est rendu acceptable de pouvoir passer outre les mécaniques de résolution, la porte est grande ouverte aux manipulations de la trame narrative. Après tout, s’il s’agit de contrôler l’aléatoire, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout et permettre aux joueurs de contrôler les événements?

Si les points d’héroïsme se limitent généralement à donner un avantage au personnage du joueur, les points narratifs peuvent avoir un impact sur la fiction au complet, avec potentiellement un effet “deus ex machina” : introduction d’un personnage ou d’un objet opportun, idée ou souvenir qui surgit dans l’esprit du héros, déclaration que tel événement a eu lieu, etc. Les points narratifs ne se contentent pas d’équilibrer la machine, ils permettent d’établir des faits. Certains joueurs sont d’ailleurs mal à l’aise avec cette pratique, surtout pour ceux qui considèrent que c’est le rôle d’un maître de jeu d’établir les faits.

Les points d’héroïsme ont donc un rôle d’équilibrage potentiellement multiple : équilibrer l’aléatoire, équilibrer l’influence, équilibrer l’autorité narrative. Les systèmes de jeu font généralement appel à des ressources différentes pour gérer ces équilibrages.

Par exemple dans Donjons & Dragons 5ème édition, le concept d’Inspiration permet de contrôler l’aléatoire : un personnage qui a l’Inspiration peut la dépenser pour obtenir l’avantage (lancer 2 dés et prendre le meilleur résultat), ce qui lui confère des meilleures chances de réussite (grosso modo +25%). Le maître de jeu peut aussi choisir d’introduire des points narratifs (“plot points”), qui permettent à un joueur d’établir des faits dans la fiction. Une variante permet même à un joueur de devenir maître de jeu en dépensant un point! Et il y en a qui pensent encore que D&D gère mal le partage de l’autorité narrative?

Dans un système comme FATE, les trois formes d’équilibrage se retrouvent dans la même ressource. En effet, un point de destin (“FATE point”) permet : d’invoquer un aspect, c’est-à-dire d’obtenir un bonus ou de relancer les dés, d’établir des faits ou d’activer une prouesse qui permet d’effectuer un coup d’éclat.

FATE RPG

Dans Locquemare, un jeu que je suis en train de développer, l’équivalent des points d’héroïsme ou de destin sont les Instants. Comme dans FATE, ils servent à la fois à faciliter la résolution des conflits, établir des faits ou réaliser des exploits. J’ajoute une dimension « rituelle » à leur utilisation.

La raison pour laquelle j’ai choisi le terme « instant » vient du « kairos », le moment opportun. Saisir l’instant, c’est considérer que « maintenant est le bon moment pour agir, » et cela rejoint l’idée d’un point de basculement décisif.

Lorsqu’un joueur saisit un Instant, concrètement il prend un jeton, et ce jeton devient bâton de parole : nul ne peut l’interrompre, et nul ne peut interrompre l’action de son personnage. Cela ajoute une dimension dramatique à renforce l’importance que représente la ressource utilisée.

Comment obtenir des points d’héroïsme?

Les points d’héroïsme ayant des effets variés, et souvent inattendus, il paraît évident qu’il faut contrôler avec soin la manière dont ils sont obtenus. Explorons X aspects de ce sujet. La manière la plus courante de gérer ce genre de ressources est d’en donner une certaine quantité à chaque unité de temps déterminée par le jeu - en d’autres termes, chaque joueur reçoit un nombre déterminé de points d’héroïsme au début de chaque partie (ou de chaque scénario, campagne ou autre unité de temps utilisée).

Cette méthode permet de conférer à la ressource un statut “neutre”, puisqu’elle est fournie par le système et non par un participant. Par contre, cela peut créer des effets narratifs un peu étranges, par exemple du fait d’un croisement maladroit entre la diégèse et le cadre extra-diégétique. Si par exemple un joueur reçoit des points d’héroïsme au début de chaque partie de jeu (temps extra-diégétique), est-ce que cela ne va pas avoir une influence paradoxale sur les actions de son personnage? S’il se fait tard, que la partie va bientôt s’achever, ne serait-il pas tenter de dépenser rapidement ses ressources, puisqu’elles seront remplacées à la prochaine partie?

Cela peut être d’autant plus problématique que la durée d’une partie est très variable d’un groupe à un autre, et que je trouve cela maladroit de la part d’un système de jeu de s’appuyer sur une dimension aussi “molle” pour encadrer une mécanique aussi importante (je pense particulièrement au cas de FATE).

Si les points d’héroïsme ne sont pas fournis par le système lui-même, d’où viennent-ils? Dans de nombreux cas, ils sont donnés par le maître de jeu. Ils deviennent alors une sorte de récompense. C’est une mécanique très efficace pour encourager certains comportements. Ce sont des récompenses qui peuvent fonctionner de manière globale (si un personnage met sa vie en danger, il gagne un point d’héroïsme) ou de manière individuelle (si ton personnage parvient à obtenir ce qu’il veut sans utiliser la violence, il gagne un point d’héroïsme).

Un système économique très intéressant peut se mettre en place à partir de la gestion des points d’héroïsme : je gagne des points parce que je me mets en danger, et j’évite les dangers en dépensant des points.

L’écueil du système reste l’obtention subjective de la ressource. Si le joueur agit d’une manière à nourrir l’harmonie fragile de la fiction collective, c’est à dire en enrichissant son personnage, les autres, l’univers imaginaire, le but est atteint et le système fonctionne. S’il agit de manière à répondre aux attentes du maître de jeu, la dynamique me semble tout de suite moins intéressante. En cela je trouve la mécanique d’Inspiration de D&D 5 très peu… inspirante (évidemment). Les maîtres de jeu accordent l’Inspiration « lorsque vous jouez correctement vos traits, votre défaut ou un lien, ou pour avoir interprété votre personnage d’une manière convaincante. » (sur le site AideDD) Cela semble à la fois trop générique et trop subjectif.

Un moyen intéressant d’éviter cette situation peut être de faire en sorte que les points d’héroïsme sont donnés par les autres participants, individuellement ou collectivement. Dans Prosopopée, par exemple, il n’y a pas vraiment de points d’héroïsme, mais les ressources qui permettent d’influencer la fiction (les dés d’offrande) sont fournies à un participant par un autre participant. Dans 7ème mer, un point d’héroïsme est plus puissant lorsqu’il est fourni par un autre joueur.

Dans Locquemare, je propose de faire en sorte qu’un des points d’héroïsme ne peut être dépensé que pour soutenir l’action d’un autre personnage que le sien.

Cette mécanique permet d’éviter la subjectivité du maître de jeu, mais peut faire glisser la dynamique sur la pente de la course à la popularité. Comme en politique, il n’y a pas de système parfait.

De la béquille au moteur

Historiquement, les méta-ressources comme les points d’héroïsme sont apparues pour faire office de béquille face aux frustrations de l’aléatoire. L’imagination fertile des créateurs de jeux a permis d’en faire par la suite des utilisations très variées.

Dans certains systèmes, les points d’héroïsme sont même le moteur du jeu. Une évolution que l’on doit aussi bien aux accents mis sur la narration que sur l’intégration de mécaniques issues des jeux de plateau.

En effet, les points d’héroïsme sont avant tout des ressources, et doivent donc être pensés de manière à s’inscrire dans un système économique cohérent pour servir le jeu de rôle, que ce soit pour équilibrer la chance ou l’influence des participants.