La sécurité émotionnelle, sa mise en pratique et ses outils, génère des discussions importantes (et souvent houleuses) dans le petit monde du jeu de rôle. Les livres de jeu restent néanmoins encore très frileux à aborder le sujet. Et c’est bien dommage.
Je précise que j’utilise le terme « sécurité » comme équivalent de l’anglais « safety », qui comme le note le site PTGPTB, regroupe les notions de confort émotionnel, d’harmonie et de respect des sensibilités, en plus du sens plus classique du terme « sécurité ».
Le jeu de rôle est un loisir qui, parfois, peut aller dans une direction inattendue, ou explorer des sujets difficiles. Des situations peuvent survenir qui amènent les joueurs à se sentir mal à l’aise. L’évocation de certains sujets peut même déclencher des souvenirs d’événements traumatiques.
La sécurité émotionnelle, ce n’est pas de la censure
Prendre en considération la sécurité émotionnelle, ce n’est pas éviter d’aborder des thématiques problématiques. C’est faire en sorte que tous les participants discutent librement des sujets qui vont être traités par le jeu. C’est mettre des limites, et ces limites peuvent être très larges. C’est prendre en considération les sentiments, les envies et les passés de chacun. Ce n’est pas faire de la censure, c’est faire preuve d’empathie (je rappelle au passage que la censure c’est arbitraire, la sécurité émotionnelle est au contraire consensuelle). Un aspect essentiel du jeu de rôle, puisqu’il s’agit avant tout d’un jeu de communication.
Pour parler de sécurité émotionnelle, il est fréquent de faire référence à deux démarches sociales, présentées par exemple par Frédéric Sintès :
Personne ne sera blessé est une démarche sociale excluant l’idée d’aborder des thèmes sensibles ou difficiles, de manière à éviter toute forme de malaise.
Je ne vous abandonnerai pas signifie que l’on souhaite aborder des thèmes sensibles ou difficiles et que l’on compte réunir les conditions adéquates à ce que cela se passe bien. Cela signifie que chaque participant doit observer une posture respectueuse à l’égard de ses partenaires et de leurs participations.
Frédéric Sintès, Un contrat social sain
Vous pouvez également retrouver ces concepts dans “Donnez-moi des sensations – Le JdR émotionnel” de Senda Linaugh.
À ces démarches sociales s’ajoutent les outils et les techniques qui y sont associés - carte X, lignes et voiles, etc. La convention Breakout, rassemblement important de rôlistes en Amérique du Nord, utilise de manière systématique les outils de sécurité émotionnelle et y consacre une section sur son site Internet (Safety tools). Même chose pour la Big Bad Con ou le Festival Trolls & Légendes en Belgique, qui s’est inspiré de la charte établie par Orc’idée, la grande convention de jeu de rôle suisse.
Donc, la sécurité émotionnelle est devenue un sujet de discussion récurrent. Cela n’a pas toujours été le cas, et je crois sincèrement que c’est un développement à la fois bienvenu et nécessaire.
L’inertie des éditeurs
Ceux qui comme moi ont commencé à jouer enfants il y a une trentaine d’années n’étaient ni conscients ni interpellés par les enjeux de sécurité émotionnelle. Phil Vecchionne (Gnome Stew) le rappelle très bien dans l’article « Pourquoi les outils de sécurité émotionnelle me semblent importants ».
À 10 ans, j’ai traversé la France à l’arrière d’une voiture sans jamais porter une ceinture de sécurité. Je faisais du vélo sans casque. J’ai découvert le jeu de rôle. Aujourd’hui, mes enfants attachent toujours leurs ceintures de sécurité et portent un casque quand ils font du vélo. Mais, étrangement, les outils de sécurité ne sont que très rarement incorporés dans les livres de jeu de rôle (les bases de règles).
Il y a souvent des sections consacrées à la gestion du groupe, ou expliquant comment agir avec un joueur « problématique ». On peut retrouver aussi quelques passages sur les « meilleures pratiques » ou même sur l’importance de faire preuve d’empathie à la table de jeu.
Les quelques grandes maisons d’édition n’incluent généralement pas de section traitant des outils de sécurité, pas plus qu’elles ne rappellent que des contenus de leurs publications pourraient causer du stress ou des problèmes à certains joueurs.
Souvent, les conseils donnés aux maîtres ou modérateurs de jeu ne visent pas à résoudre les problèmes potentiels des thématiques de l’univers, ou à celles qui pourraient être amenées par les joueurs.
Le constat est que de nombreux aspects de l’industrie des jeux de rôle sont encore régis par l’inertie et qu’il faudra déployer des efforts (considérables?) pour changer les mentalités et les habitudes. L’inertie, c’est laisser les groupes de joueurs «régler le problème». S’il n’aborde pas les enjeux de sécurité émotionnelle, un concepteur de jeu de rôle suppose soit que les joueurs n’auront pas cette discussion (et qu’elle n’est donc pas pertinente), soit que la discussion se déroulera sans instruction, sans guide. Je pense que c’est une erreur qui mérite d’être soulignée.
Ensemble, créons de l’empathie
Je vois tout le temps passer l’argument selon lequel les rôlistes vont «régler» les problèmes de sécurité émotionnelle au sein de leurs groupes et qu’ils n’ont pas besoin des règles pour aborder le sujet. Ben voyons. Le problème de cette ligne de pensée est qu’elle suppose que tout le monde autour de la table se connaît depuis longtemps.
Elle suppose aussi que les nouveaux venus s’intégreront au groupe par une sorte d’osmose miraculeuse. Ou encore que les nouveaux venus devront par eux-mêmes aborder le sujet de la sécurité émotionnelle s’ils en ressentent le besoin. Facile, non? (sarcasme niveau 1000). Et même s’il s’agit d’un groupe qui se connaît parfaitement, pourquoi ne pas avoir une discussion sur le sujet? Quel est le risque? Il me semble qu’une évocation saine de certains enjeux peut au contraire être très bénéfique pour tout le monde.
Si certaines personnes n’ont jamais pensé à prendre en compte la sécurité émotionnelle dans le jeu de rôle, ce n’est pas par mauvaise volonté, mais parce que cela ne leur est jamais venu à l’esprit. Elles ont besoin de savoir que la sécurité est un aspect du jeu de rôle et que cela affecte le groupe, consciemment ou non. Ce serait quand même absurde de nier l’importance des émotions et des effets psychologiques pour un jeu qui se passe essentiellement dans la tête des participants, non?
Pour paraphraser Jared Rascher sur le site Gnome Stew, dans son article “Reviewing safety in games”, je crois que l’aspect le plus bénéfique des jeux de rôle est de créer de l’empathie.
Mais pour faire preuve d’empathie, il faut faire preuve d’ouverture. Tendre la main vers l’autre, c’est aussi indiquer clairement nos intentions. La très grande majorité des contenus culturels (livres, bandes dessinées, films, etc.) avertissent les consommateurs sur leurs contenus. Pourquoi ce ne serait pas aussi évident pour les jeux de rôle?
Si un jeu inclut une section sur la sécurité ou les avertissements de contenu de la même manière qu’un jeu peut traiter des règles ou de la création de personnage, les enjeux liés à la sécurité émotionnelle deviennent une dimension normale, saine et attendue du jeu.
Si un créateur de jeu n’aborde pas ces enjeux, c’est qu’il ne s’est pas interrogé sur l’intention de son jeu. Disséquer la thématique, le propos et l’intention du jeu, de la partie ou de la campagne est l’un des meilleurs moyens de s’assurer que les bonnes expériences que vous vivrez ou que vous voulez faire vivre ne se produisent pas uniquement par accident. Eh oui, être conscient des enjeux de la sécurité émotionnelle, ce n’est pas juste pour éviter les problèmes, c’est aussi pour faire en sorte que ce qui se passe bien se passe encore mieux.
Si le seul moyen d’inclure des outils de sécurité et de discuter du contenu vient de groupes de joueurs ou de personnes discutant de sécurité sur Internet (je vois déjà les trolls aiguiser joyeusement leurs crocs…), cela crée un niveau de stress excessif sur les participants. En prenant en compte la sécurité émotionnelle, les créateurs de jeu peuvent contribuer à mettre un terme à l’inertie ambiante. Et surtout faire en sorte que davantage de joueurs se sentiront inclus à l’avenir.
Je le répète, je crois que l’une des plus grandes qualités des jeux de rôle est de créer de l’empathie.
L’empathie n’est pas quelque chose que vous pouvez activer ou désactiver. Nous pouvons nous efforcer de faire preuve d’empathie. Nous ne pouvons pas supposer que parce que nous ne voulons pas faire de mal, nous ne ferons pas de mal. La première étape de ce chemin consiste à ouvrir la discussion, et lorsque le jeu auquel vous jouez inclut déjà la discussion, il est beaucoup plus facile de commencer.